Le numérique au secours des sites en danger

Après le Grand Palais, l’Institut du monde arabe (IMA) propose une exposition entièrement numérique pour sensibiliser aux enjeux de la préservation des hauts lieux du patrimoine mondial de l’humanité.
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Première à alerter sur la sauvegarde du patrimoine en danger et à promouvoir la création d’une mémoire numérique, Iconem s’est donné pour mission d’effectuer, chaque fois que possible, des relevés numériques de sites menacés par des conflits armés, l’explosion démographique ou les changements climatiques, et de les faire revivre en 3D.

Une première exposition au Grand Palais en 2016 coproduite par la RMN et le Louvre, « Sites éternels », qui traitait de la reconstitution de grands sites archéologiques en Irak et Syrie, avait mis en lumière la mission de la start-up soutenue, entres autres, par l’Unesco.

L’exposition « Cités millénaires, de Mossoul à Palmyre », qui se tient à l’Institut du monde arabe (IMA), poursuit ce travail de médiation sans frontières en s’attardant, cette fois-ci, sur les villes irakiennes détruites et leur progressive réappropriation par leurs habitants.

« Ces expositions nous aident à faire passer le message. Faire connaître ce patrimoine archéologique est tout aussi essentiel que sa numérisation », rappelle Yves Ubelmann, cofondateur d’Iconem.

 

 

Survols et médina

Comme l’exposition au Grand Palais, « Cités millénaires, voyage virtuel de Palmyre à Mossoul » est entièrement numérique, sans objets ni œuvres d’art. Mise en œuvre par Lundi 8 (Marseille) avec le scénographe Sylvain Rocca, le réalisateur Olivier Brunet et le designer sonore Olivier Lafuma, la scénographie numérique donne la priorité à l’immersion en recourant à des projections monumentales. Mais à la différence de « Sites éternels », qui ne présentait qu’une seule immersion à 360°, le parcours s’articule ici autour de quatre grandes vidéoprojections qui dévoilent les villes de Mossoul, d’Alep et de Palmyre et le site archéologique de Leptis Magna (en Libye).

C’est Mossoul qui surgit la première sur un écran de 18 mètres de long et, dans un spectaculaire survol, déroule ses rues éventrées et son cœur historique en ruine. Par endroits, des évocations 3D de monuments en nuages de points ou en filaire comme la grande mosquée al-Nouri ou la tombe du prophète Jonas se lèvent des décombres.

Un peu plus loin, d’autres découvertes tout aussi saisissantes de la ville d’Alep et de sa citadelle, puis, dans une autre salle, celle de Palmyre lourdement détruite par Daech, laquelle fait face au site de Leptis Magna qui a échappé (pour l’instant) à la folie destructrice. En face de chaque survol, projeté zénithalement sur une table circulaire, un film synchronisé avec la projection rappelle aux visiteurs l’histoire du lieu et leur permet de se repérer sur un plan.

L’exposition ne se résume pas toutefois à une déambulation dans des villes en ruines et vidées de leurs habitants. « Il était important de présenter aussi le ressenti des populations. Comme s’ils se trouvaient dans une médina, les visiteurs vont ainsi croiser des habitants ou des archéologues filmés sur place ou en studio, lesquels racontent leurs tentatives pour sauver leur patrimoine. Ces écrans (55 ou 84 pouces) sont encastrés, à la manière d’une fenêtre ou d’un pas de porte, dans les éléments du décor qui réserve également une terrasse offrant un point de vue en hauteur sur la projection monumentale », poursuit Yves Ubelmann.

Les « maisons » de la médina abritent encore plusieurs « focus », réalisés par Olivier Brunet (Mardi 8) à partir des données fournies par Iconem et d’images d’archives sur les souks détruits d’Alep, et un palais assyrien de Ninive découvert sous les ruines du sanctuaire de Nabi Younès…

En fin de parcours, passé un triptyque qui rend compte de tous les sites relevés par Iconem dans le monde, des immersions d’un tout autre genre sont proposées. Traitées en réalité virtuelle (pour des casques HTC Vive), ces découvertes à 360 font déambuler à l’intérieur de six monuments emblématiques des sites préalablement exposés. Celles-ci ont été élaborées et enrichies d’effets spéciaux à partir des données 3D d’Iconem et de l’Unesco par Ubisoft qui s’associe, pour la première fois, en mécénat de compétence dans le cadre d’une exposition en France.

 

 

Acquisition et diffusion, les deux défis

Excepté celle de Palmyre déjà exposée (en partie) au Grand Palais, toutes les vidéos de « Cités millénaires » sont inédites : « Nous avons recomposé nos modèles 3D afin de montrer l’évolution de la ville et des centres urbains. Les habitants de Mossoul reviennent en effet et commencent à reconstruire. Nos modèles 3D – et la technique du multilayering – permettent de saisir cette dynamique qui montre l’évolution du site dans le temps et l’espace, et sa réappropriation dans un contexte patrimonial fort. »

Pour la première fois, la ville entière de Mossoul, dont la capture photogrammétrique a été financée par l’Unesco, a fait l’objet d’une numérisation au centimètre près, voire au millimètre pour une dizaine de monuments. « L’ampleur du site et la difficulté d’y accéder (le site est miné) font de Mossoul notre projet le plus complexe. Il nous a fallu trouver des techniques permettant de prendre des images de loin. Ce travail de captation s’est fait au moyen de drones, mais aussi au sol en utilisant des perches télescopiques et différentes optiques (D810 Nikon…). Ce travail n’est d’ailleurs pas encore totalement achevé. »

Si le relevé sur le terrain reste une étape cruciale de la mission d’Iconem (près de 30 000 photos ont été prises à Palmyre par les drones), le « verrou technique », d’après l’architecte, se situe aussi lors de la transformation de ces images 2D en un modèle 3D tellement la quantité de données à traiter est colossale.

Après s’être appuyée au départ sur des algorithmes développés par L’École normale supérieure (ENS) et l’Institut national de recherche en informatique et en automatique (Inria), la start-up dispose aujourd’hui d’un pipe line complet intégrant à la fois des logiciels du marché (Photoscan, Bentlay, Reality Capture…), des logiciels en open source (Blender…) et des algorithmes maison qui lui permettent de traiter des modèles de plusieurs milliards de points. Et surtout de pouvoir projeter des vidéos de grande taille.

« Si nous générons des données inexploitables en diffusion, notre travail n’aura servi à rien. La valorisation et la diffusion correspondent pour nous à un vrai défi », insiste Yves Ubelmann. « Massivement » lourd, le fichier de la projection monumentale de Mossoul totalise ainsi 40 millions de pixels (10 000 pixels par 4 000).

« À la demande du scénographe, nous avons “recouvert” au maximum les murs de l’exposition », explique Youenn Leguen, CEO de Lundi 8 et Mardi 8, chargé du rendu et de la postproduction de tous les films de l’exposition, qui a fait l’objet d’une phase de validation auprès de l’IMA en réalité virtuelle : « En mappant nos fichiers sur les plans 3D du scénographe, nous avons pu nous rendre compte de l’effet immersif des vidéoprojections. »

Calculées, encodées et installées par ETC Audiovisuel, les grandes projections recourent à 25 vidéoprojecteurs 4K laser (Digital Projection et Christie 630-GS). Celle de Mossoul a nécessité, pour sa part, six projecteurs Digital Projection de 8 000 lumens équipés d’objectifs à très courte focale et posés sur la tranche.

« Pour ce type d’immersion avec recouvrement, les vidéoprojecteurs doivent se trouver au plus près de la surface de projection et leur accroche se montrer très stable. Pour cela, nous avons construit des supports sur mesure », souligne Laurent Segelle, responsable d’affaires dans le département installations fixes chez ETC Audiovisuel. « L’encodage de la vidéoprojection de Mossoul nous a pris 24 heures sur Onlyview (quatre jours pour l’ensemble des projections). Si le recouvrement et les déformations se gèrent sur Onlyview, la diffusion se fait par contre au moyen de lecteurs cartes Flash (Bright Sign). »

Pour cette exposition gérée par un Médialon, ETC a généralisé le parc des vidéoprojecteurs laser et des enceintes (Arqis 205 Ecler) afin de faciliter la maintenance. Produite en un délai record (à peine cinq semaines de fabrication), cette exposition est appelée à devenir itinérante à l’instar de l’exposition « Sites éternels » qui sera présentée à Rabat (Maroc) dans une mise en scène signée par la même équipe.

Mais parce que la prise de conscience demeure encore trop lente, Iconem va ouvrir, pour le grand public, une plate-forme sur Internet permettant d’accéder aux sites archéologiques numérisés (y compris ceux financés par son fonds de dotation). Celle-ci est déjà accessible aux experts : « Les chercheurs doivent continuer à étudier ces sites, même s’ils ne peuvent plus se rendre sur le terrain, et surtout rester en lien avec les archéologues locaux. Grâce au numérique, nous pouvons recréer une dynamique », conclut Yves Ubelmann.

 

 

RENCONTRE AVEC YVES UBELMANN

Iconem, qui compte aujourd’hui 12 personnes, mène des missions de sauvegarde dans plus de 25 pays où des sites sont menacés et a généré plusieurs dizaines de doubles numériques. Rencontre avec Yves Ubelmann, son cofondateur.

Sonovision : Quel est l’impact des expositions « Sites éternels » et « Cités millénaires » ?

Yves Ubelmann : Ces expositions nous permettent d’obtenir des partenariats avec des organisations internationales comme l’Unesco. Mais il reste toujours aussi difficile de se montrer réactifs dans les pays en crise, du fait de l’absence de mécanismes internationaux nous permettant d’effectuer des relevés d’urgence. C’est pour cela que nous avons créé un fonds de dotation pour chercher des fonds privés qui financent les missions ne trouvant pas de relais dans les institutions.

S. : Comment l’évolution des techniques influe-t-elle sur votre travail ?

Y.U. : Les évolutions concernent toutes les étapes : depuis l’acquisition des données sur le terrain jusqu’à leur restitution. À chaque étape, nous devons donc nous montrer très attentifs. Toutes les techniques de production d’images utilisées pour l’exposition à l’Institut du monde arabe (IMA) sont nouvelles. On peut ainsi voir la différence entre la captation de Palmyre en 2016 et celle de Leptis Magna en 2018. Si nous utilisons aujourd’hui des logiciels ou des drones commerciaux (DJI, Inspire, Parrott…) qui vont beaucoup plus loin (jusqu’à 30 km), notre compétence réside surtout dans la construction d’un pipe line global qui nous permet, grâce à des algorithmes intelligents, de traiter d’importants modèles 3D. Ceux-ci sont tellement massifs que nous recourons, pour une partie de nos calculs, au cloud Azure de Microsoft avec qui nous avons un partenariat, ou aux services de Carnot Computing.

 

Extrait de l’article paru pour la première fois dans Sonovision #13, p.38/40. Abonnez-vous à Sonovision (4 numéros/an + 1 Hors-Série) pour accéder à nos articles dans leur totalité dès la sortie du magazine.