Expo : la folie teamLab s’empare de Paris

teamLab, studio japonais d’art visuel interactif, fait l’objet d’une rétrospective à la Grande Halle de La Villette. Un défi technique immense, qui offre une plongée dans un monde onirique et disruptif. Un événement unique pour les amateurs d’images.

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C’est l’expo de tous les records. Organisée du 15 mai au 9 septembre, la rétrospective « teamLab : au-delà des limites », à 
la Grande Halle de La Villette, attire les foules. 3 000 personnes se pressent chaque jour de semaine (5 000 le week-end), pour découvrir les onze œuvres mêlant projection aléatoire à 360 degrés et interactivité, racontant la nature, la faune et la flore sur 2 000 m2. « C’est un énorme succès, se réjouit Perrine Carlier, directrice technique adjointe de La Villette. On ne s’y attendait pas forcément, car ils ne sont pas encore très connus en France. »

Mais ce succès n’a rien d’une surprise. Depuis 2001, ce studio japonais est un phénomène mondial. « Nous avions identifié le collectif, devenu incontournable en Asie du Sud-Est, justifie Justine Weulersse, responsable des expositions à La Villette. En Europe, ils étaient finalement assez peu présentés. On les a donc rencontrés au Japon pour leur proposer une rétrospective, la plus grande de leur histoire, pour l’ouverture de Japonisme 2018. »

 

Aléatoire et interactif

Et si l’œuvre est à base d’images en grand format, cela dépasse largement le mapping classique. « L’idée, c’est bien plus que de la projection qui tourne en boucle », assure Justine Weulersse. Car elle précise que l’image est aléatoire et interactive. « Tout est en perpétuel mouvement, et change en fonction des réactions du public. Si on s’arrête ou qu’on touche les murs, l’image va réagir. Vous pouvez venir 20 fois, vous ne verrez jamais la même chose. » Étonnant : le public n’est même pas briefé au moment d’entrer. « Tout est hyper intuitif, assure la responsable des expositions. On peut le voir comme un grand jeu avec beaucoup
 de surprises à découvrir. » L’œuvre iconique de l’exposition est une immense chute d’eau de 11 mètres de haut, prolongée au sol. Quand on s’approche des filaments d’eau, ils s’écartent pour nous entourer. Mais les cinq salles réservent d’autres émotions : comme cette « mer », où chacun peut colorier et scanner un dessin, qui se retrouve animé dans le mapping. On peut également citer cette pièce tout en reliefs, qui abrite un vol de corbeaux lumineux. L’espace semble tourner au fil du vol, nous faisant perdre tout repère. Enfin, il y a aussi ce labyrinthe de panneaux de plexiglas, représentant des dizaines de musiciens, mi-hommes, mi-animaux. Il suffit de s’arrêter devant un personnage pour que l’interaction débute.

 

Exigence technique

Mais pour parvenir à ce résultat bluffant, les équipes de La Villette ont dû relever en six mois un immense défi technique. « C’est un gros travail, sourit Justine Weulersse. Déjà,
 il faut comprendre le concept, car on est dans une expo d’art contemporain, mais totalement immatérielle. » La première étape fut
 de créer un écrin en layer pour accueillir les projections. « On a dû imaginer une boîte noire géante, résume Justine Weulersse, installer 20 km2 de cimaises, suspendre tout le matériel technique, sans qu’il soit trop visible par les visiteurs. » Une scénographie conçue par le responsable du bureau d’études de La Villette, Stéphane Poli, en lien avec Tokyo. « teamLab a l’habitude d’arriver dans des lieux déjà adaptés, qui ont déjà des boîtes noires, avec des plafonds fonctionnels, note Perrine Carlier. Là, il a fallu partir de zéro. » Un casse-tête dans un bâtiment historique. « En termes de charge, la Grande Halle est très limitée, pointe Perrine Carlier. Il était impossible d’accrocher tout ce qui était nécessaire. » Les techniciens de La Villette ont donc privilégié les systèmes autoportés, notamment dans les petites salles. Comme tout l’environnement est une surface de projection, il était indispensable d’uniformiser les surfaces. « Les finitions, en termes de matières, peintures, moquettes, joints, linos ont demandé des mois de tractations, se souvient Perrine Carlier. Nous avons envoyé beaucoup d’échantillons au Japon ! »
 Car en face, teamLab, qui conserve un mystère total sur son projet, a imposé un niveau d’exigence inouï. « Le cahier des charges était immense, argue Perrine Carlier. On recevait des dizaines de pages de plans. Eux, ils sont 500, avec des designers, des architectes… Nous, sur place, on était 5 ! Même pour le câblage, c’était au modèle près. » D’ailleurs pour l’installation, le studio a ainsi envoyé 40 personnes ! « Leur approche est incroyable pour un projet de cette taille, s’étonne encore Perrine Carlier. On sent qu’ils sont vraiment à la pointe de la pointe des avancées technologiques. » Un exemple : les 20 km2 de surfaces de projection ont été quadrillées en masking tape ! « Cela nous a pris trois jours, ajoute la directrice technique adjointe. C’est ainsi qu’ils calibrent leurs vidéoprojecteurs ! »

 

Une maintenance énorme

Le matériel technique a directement été envoyé en containers, depuis Tokyo. Il est dissimulé dans un vélum, qui comprend près de 2,5 km de ponts encastrés sur le layer, pour soutenir les plafonds. C’est sur ces ponts que sont installés les frises, suspentes de vidéoprojecteurs, matériel son, et plus de 16 kilomètres de câblage. Quatre balcons-régies de 400 m2 accueillent 230 ordinateurs, dont 80 unités centrales qui pilotent les 150 capteurs haut et bas dédiés à l’interactivité, et 120 vidéoprojecteurs, pour l’essentiel des petits BenQ. « On s’imaginait recevoir des grosses machines de 40K. En fait, ils ont une puissance comprise entre 6K et 10K », s’étonne Perrine Carlier. Un choix budgétaire, sans doute,
 mais aussi technique. « Vu qu’il y a plein de volumes différents, avec des angles, ce n’était pas forcément plus simple d’utiliser des gros vidéoprojecteurs. Par endroits, il y a très peu de recul. Les petits VP s’adaptaient bien à ces contraintes. » Mais cela rend le calibrage d’autant plus ardu… 
L’exposition tourne de façon autonome.
 « teamLab surveille l’artwortk au quotidien depuis Tokyo, glisse encore Perrine Carlier. Ils prennent la main pour corriger des bugs, font des updates réguliers. Ils ont leur propre logiciel, qui va au-delà des outils de mapping, et gère en temps réel les projecteurs. L’image réagit en fonction des infos envoyées par les sensors et les capteurs. » Sur place, l’équipe son et audiovisuel de La Villette corres
pond avec Tokyo par un système de « line ». Comme la structure est souple, et que le layer bouge, il faut constamment réajuster les projecteurs. « On a une maintenance énorme, précise Perrine Carlier. Le succès est tel que l’expo s’abîme vite… » Notamment parce que le public teste à fond les interactions en touchant murs et plexiglas. « Cette expo est prévue pour un public discipliné et calme… On dit aux gens qu’ils peuvent toucher. Ils le font, mais pas forcément en caressant les murs. » D’ailleurs, suite à de petits accidents, les équipes de La Villette ont dû imposer quelques adaptations au projet initial. Notamment des rubans de leds, pour limiter l’obscurité des coursives.

 

Une révolution en marche ?

Mais le succès populaire, notamment auprès des familles et des enfants, justifie les efforts consentis. Une réussite qui semble reposer sur l’interactivité. « Les projections visuelles grand format, on connaît déjà, analyse Perrine Carlier. Le côté interactif et aléatoire fait toute la différence. Il y a des surprises constantes : les Japonais changent la projection au fil des semaines. » Le réseau de capteurs donne l’impression que les murs réagissent au toucher. « Ils ont des softs vraiment géniaux qui apportent une grande fluidité, salue Perrine Carlier. Ils sont hyper forts, je n’ai jamais vu ça ! » On a l’impression d’être plongé dans un casque VR géant. « C’est un peu ce qu’ils veulent, juge Perrine Carlier. Supprimer les barrières entre l’humanité, la nature et la technologie. En général les œuvres numériques, c’est un peu froid. Avec un casque, on est seul. Là, la réalité virtuelle nous entoure, nous connecte à un écosystème. On en est partie prenante. »

Justine Weulersse y voit une révolution pour l’art contemporain. « On bascule dans un nouvel univers. L’œuvre ne suffit plus : il faut quelque chose de sensoriel, d’émotionnel, de ludique, hyper accessible. »

« Désormais, on ne fait pas que recevoir l’émotion de l’œuvre, on en est acteur, complète Perrine Carlier. Et vu la réaction du public, cela ouvre une porte à énormément de possibles. »

 

teamLab, le phénomène japonais

Au départ, teamLab est un collectif composé d’artistes, informaticiens, designers et architectes. Dans un esprit anticonformiste et d’innovation, ce groupe d’amis vise à réconcilier les nouvelles technologies et le monde des arts plastiques. En 2001, la marque teamLab est déposée. Depuis, l’idée a grandi, le collectif s’est transformé en une entreprise de 550 personnes. Mais il conserve sa démarche artistique, où tout part du dessin. Leurs concepts d’œuvres sont systématiquement adaptés avec une grande précision aux lieux d’accueil. Très demandé en Asie du Sud-Est, Australie, teamLab commence également à faire parler de lui aux États-Unis. Le 21 juin, un musée de 10 000 m2 dédié à leurs œuvres a ouvert ses portes à Tokyo.

 

* Article paru pour la première fois dans Sonovision #12, p.14/15Abonnez-vous à Sonovision (4 numéros/an + 1 Hors-Série) pour accéder, à nos articles dans leur totalité dès la sortie du magazine.